L’exception de litispendance : un mécanisme procédural stratégique dans le contentieux judiciaire

L’exception de litispendance constitue un mécanisme procédural fondamental permettant d’éviter la multiplication des procès et les risques de décisions contradictoires. Prévue par l’article 100 du Code de procédure civile, cette exception se manifeste lorsqu’un même litige fait l’objet de deux instances distinctes devant deux juridictions différentes, toutes deux compétentes pour en connaître. Sa mise en œuvre répond à des conditions strictes et produit des effets significatifs sur le déroulement des procédures judiciaires. Entre instrument de bonne administration de la justice et arme procédurale redoutable, l’exception de litispendance soulève de nombreuses questions pratiques et théoriques qui méritent une analyse approfondie, tant du point de vue des praticiens que des justiciables.

Fondements juridiques et définition de l’exception de litispendance

L’exception de litispendance trouve son ancrage juridique dans l’article 100 du Code de procédure civile qui dispose que « si le même litige est pendant devant deux juridictions de même degré, également compétentes pour en connaître, la juridiction saisie en second lieu doit se dessaisir au profit de l’autre ». Ce mécanisme procédural s’inscrit dans une logique plus large d’économie judiciaire et de cohérence du système juridictionnel.

La litispendance se caractérise par l’existence simultanée de deux procédures concernant le même litige. Pour que cette situation soit juridiquement reconnue, trois conditions cumulatives doivent être réunies. D’abord, il faut une identité parfaite entre les deux litiges, ce qui suppose une triple identité : de parties, d’objet et de cause. Ensuite, les deux juridictions saisies doivent être de même degré et également compétentes. Enfin, les deux instances doivent être pendantes, c’est-à-dire en cours au moment où l’exception est soulevée.

Cette exception se distingue d’autres mécanismes procéduraux proches. La connexité, prévue par l’article 101 du Code de procédure civile, n’exige pas une identité parfaite entre les litiges mais seulement un lien tel qu’il soit dans l’intérêt d’une bonne justice de les faire instruire et juger ensemble. Quant à l’autorité de la chose jugée, elle intervient lorsqu’une décision définitive a déjà été rendue sur le litige, contrairement à la litispendance qui concerne deux instances simultanément en cours.

Le système juridique français a progressivement affiné la notion de litispendance à travers diverses réformes procédurales. La loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007 relative à la simplification du droit a notamment modifié certains aspects du régime des exceptions de procédure. La jurisprudence de la Cour de cassation a, quant à elle, précisé les contours de cette notion, notamment concernant l’appréciation de l’identité des litiges.

Finalités de l’exception de litispendance

L’exception de litispendance poursuit plusieurs objectifs fondamentaux :

  • Éviter les contrariétés de décisions qui nuiraient à la cohérence de l’ordre juridique
  • Réaliser une économie de moyens judiciaires en évitant la duplication des procédures
  • Prévenir les stratégies dilatoires ou abusives des plaideurs
  • Garantir la sécurité juridique pour les justiciables

Ces finalités s’inscrivent dans une vision plus large de la justice comme service public devant fonctionner avec efficacité et cohérence. La doctrine juridique souligne régulièrement l’importance de ce mécanisme dans l’architecture procédurale française, le considérant comme un garde-fou nécessaire contre les dérives potentielles du droit d’agir en justice.

Conditions de recevabilité de l’exception de litispendance

Pour qu’une exception de litispendance soit recevable et produise ses effets, plusieurs conditions strictes doivent être remplies. Ces exigences, développées tant par les textes que par la jurisprudence, visent à circonscrire précisément les situations dans lesquelles ce mécanisme peut être invoqué.

La première condition fondamentale concerne l’identité des litiges. Pour caractériser la litispendance, il est nécessaire de constater une triple identité entre les deux procédures : identité de parties, d’objet et de cause. L’identité de parties suppose que les mêmes personnes soient impliquées dans les deux instances, avec les mêmes qualités. La Cour de cassation a toutefois adopté une approche souple, admettant que cette condition est satisfaite même en cas de différence formelle si les parties représentent les mêmes intérêts. L’identité d’objet exige que les deux demandes tendent aux mêmes fins. Quant à l’identité de cause, elle implique que les deux actions reposent sur le même fondement juridique.

La deuxième condition concerne les juridictions saisies. L’article 100 du Code de procédure civile précise qu’elles doivent être « de même degré, également compétentes pour en connaître ». Cette exigence signifie que les deux juridictions doivent appartenir au même échelon dans la hiérarchie judiciaire (première instance, appel, cassation) et disposer toutes deux de la compétence matérielle et territoriale pour trancher le litige. Ainsi, la litispendance ne peut être invoquée entre un tribunal judiciaire et une cour d’appel, ni entre une juridiction civile et une juridiction administrative.

Le critère temporel : la concomitance des procédures

L’aspect temporel constitue un élément déterminant de la litispendance. Les deux instances doivent être simultanément pendantes, c’est-à-dire en cours au moment où l’exception est soulevée. Cette condition soulève plusieurs questions pratiques :

  • À quel moment précis une instance est-elle considérée comme engagée ?
  • Jusqu’à quand une instance reste-t-elle pendante ?
  • Comment déterminer la chronologie exacte des saisines ?
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Selon l’article 757 du Code de procédure civile, l’instance est introduite par la remise au greffe de la copie de l’assignation. Pour les procédures sans représentation obligatoire, c’est la date de la demande en justice qui est prise en compte. Une instance demeure pendante jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue ou que l’instance s’éteigne pour une autre cause (désistement, péremption, etc.).

La jurisprudence a précisé que l’exception de litispendance doit être soulevée in limine litis, c’est-à-dire avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir, conformément à l’article 74 du Code de procédure civile. Cette exigence procédurale est strictement appliquée par les tribunaux, comme l’illustre l’arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 17 janvier 2019 (n° 18-10.383) qui a déclaré irrecevable une exception de litispendance soulevée tardivement.

Il convient de noter que l’appréciation de ces conditions se fait au jour où le juge statue sur l’exception. Si l’une des instances a pris fin entre-temps, l’exception de litispendance devient sans objet. De même, si l’une des juridictions s’est déclarée incompétente, la condition relative à l’égale compétence n’est plus remplie.

Dans la pratique judiciaire, la démonstration de ces conditions incombe à la partie qui soulève l’exception. Cette charge de la preuve peut s’avérer délicate, notamment concernant l’identité des litiges qui nécessite souvent une analyse fine des prétentions formulées dans chaque procédure.

Procédure et formalisme pour soulever l’exception

La mise en œuvre de l’exception de litispendance obéit à un formalisme précis et à des règles procédurales strictes que les praticiens doivent maîtriser pour en garantir l’efficacité. Une erreur de procédure peut compromettre irrémédiablement cette stratégie défensive.

Conformément à l’article 74 du Code de procédure civile, l’exception de litispendance doit être soulevée simultanément et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir. Cette règle de l’in limine litis est impérative : une exception présentée tardivement sera déclarée irrecevable. Dans un arrêt du 12 mars 2015 (n° 14-10.933), la 2ème chambre civile de la Cour de cassation a rappelé cette exigence en rejetant une exception de litispendance soulevée après une première présentation de conclusions au fond.

La forme que doit prendre cette exception est précisée par les textes. L’article 75 du Code de procédure civile dispose que les exceptions doivent être présentées dans des écritures distinctes de celles relatives au fond. Dans la pratique judiciaire, cela se traduit généralement par le dépôt de conclusions spécifiques intitulées « Conclusions d’incident » ou « Conclusions aux fins d’exception de litispendance ». Ces écritures doivent exposer de manière précise et détaillée les éléments établissant la litispendance, à savoir l’identité des litiges et l’égale compétence des juridictions saisies.

Le rôle déterminant des avocats dans la stratégie procédurale

Les avocats jouent un rôle crucial dans l’identification et l’exploitation des situations de litispendance. Leur vigilance doit s’exercer dès le début de la procédure, ce qui implique :

  • Une analyse minutieuse des procédures en cours impliquant leur client
  • Une vérification systématique de l’existence d’instances parallèles
  • Une évaluation stratégique de l’opportunité de soulever l’exception
  • Une préparation rigoureuse de l’argumentation démontrant la litispendance

La jurisprudence témoigne de l’importance de cette préparation. Dans un arrêt du 5 avril 2018 (n° 17-15.620), la Cour de cassation a rejeté une exception de litispendance au motif que le demandeur n’avait pas suffisamment caractérisé l’identité des causes dans les deux procédures, illustrant l’exigence de précision requise.

L’exception de litispendance peut être soulevée à différents stades de la procédure, pourvu que ce soit avant toute défense au fond. Dans les procédures avec représentation obligatoire, elle figure généralement dans les premières conclusions déposées. Dans les procédures orales, elle doit être présentée dès la première audience, avant toute plaidoirie sur le fond.

Il convient de noter que le juge ne peut relever d’office l’exception de litispendance, comme l’a confirmé la chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 22 mai 2019 (n° 17-31.307). Cette caractéristique renforce la responsabilité des parties et de leurs conseils dans la vigilance procédurale.

La procédure de traitement de l’exception par le tribunal suit le régime général des incidents d’instance. Le juge peut statuer immédiatement sur l’exception ou joindre l’incident au fond s’il estime nécessaire un examen plus approfondi. Dans ce dernier cas, il devra toutefois se prononcer sur l’exception avant d’aborder le fond du litige.

Dans le contexte des procédures d’urgence, notamment en référé, la jurisprudence admet des assouplissements au formalisme habituel. L’urgence peut justifier une appréciation plus souple des conditions de la litispendance, comme l’a reconnu la Cour de cassation dans plusieurs décisions récentes.

Effets juridiques et conséquences pratiques du soulèvement de l’exception

Lorsqu’une exception de litispendance est soulevée et que le juge l’accueille favorablement, cela engendre des conséquences juridiques significatives qui affectent directement le déroulement des procédures en cours. Ces effets, prévus par l’article 100 du Code de procédure civile, répondent à une logique d’organisation judiciaire et de bonne administration de la justice.

Le principal effet de l’admission de l’exception est le dessaisissement de la juridiction saisie en second lieu au profit de celle saisie en premier. Ce mécanisme, fondé sur la règle temporelle « prior tempore, potior jure » (premier dans le temps, premier en droit), vise à éviter la multiplication des procédures et les risques de décisions contradictoires. La détermination de l’antériorité de la saisine revêt donc une importance capitale. Selon la jurisprudence constante, c’est la date de la saisine effective de la juridiction qui est prise en compte, généralement matérialisée par l’enregistrement de l’affaire au greffe.

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Ce dessaisissement n’est pas automatique mais résulte d’une décision judiciaire formelle. Le juge saisi de l’exception doit rendre une ordonnance ou un jugement constatant la litispendance et prononçant le renvoi de l’affaire devant la juridiction première saisie. Cette décision est susceptible de recours selon les règles ordinaires de la procédure civile.

Transfert du dossier et continuité procédurale

Le dessaisissement entraîne un transfert du dossier vers la juridiction première saisie. Cette transmission obéit à des règles précises :

  • Le greffe de la juridiction dessaisie doit transmettre l’intégralité du dossier à la juridiction de renvoi
  • Les actes de procédure déjà accomplis conservent leur validité devant la nouvelle juridiction
  • Les mesures d’instruction ordonnées demeurent en principe valables
  • Les délais de procédure en cours sont maintenus, sans que le renvoi n’entraîne leur prorogation

La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 3 février 2017 (n° 15-25.687) que « les actes valablement faits devant la juridiction dessaisie et les délais régulièrement impartis par celle-ci demeurent valables devant la juridiction de renvoi ». Cette solution garantit la continuité procédurale et évite que le renvoi ne devienne une source de complications ou de retards injustifiés.

Sur le plan pratique, le dessaisissement soulève diverses questions pour les parties et leurs conseils. La gestion des frais déjà engagés, la coordination des dossiers entre les différents avocats éventuellement impliqués dans chaque procédure, ou encore l’articulation des calendriers procéduraux constituent autant de défis à relever. De plus, les délais de jugement peuvent s’en trouver affectés, ce qui n’est pas sans conséquence pour les justiciables.

Il faut noter que le rejet de l’exception de litispendance produit également des effets : la procédure se poursuit normalement devant la juridiction saisie en second lieu, parallèlement à celle engagée devant la première juridiction. Cette situation comporte un risque réel de décisions contradictoires, ce qui explique la vigilance des juges dans l’appréciation des conditions de la litispendance.

Dans certains cas, le juge peut décider, au lieu d’un dessaisissement pur et simple, de surseoir à statuer dans l’attente de la décision de la juridiction première saisie. Cette solution, qui s’apparente davantage à une mesure d’administration judiciaire, peut être privilégiée lorsque la litispendance n’est pas parfaitement caractérisée mais que le risque de contrariété de décisions est néanmoins présent.

La jurisprudence récente témoigne d’une approche pragmatique des effets de l’exception de litispendance, cherchant à concilier les impératifs de bonne administration de la justice avec les droits procéduraux des parties. Cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus large de rationalisation du fonctionnement juridictionnel.

L’exception de litispendance dans les litiges internationaux et spécifiques

L’exception de litispendance revêt une dimension particulière lorsqu’elle s’inscrit dans un contexte international ou dans des domaines spécifiques du droit. Les principes généraux précédemment exposés s’y appliquent, mais avec des adaptations notables qui reflètent la complexité accrue de ces situations.

Dans le cadre des litiges transfrontaliers, l’exception de litispendance est régie par des instruments juridiques spécifiques, au premier rang desquels figure le Règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit Bruxelles I bis. L’article 29 de ce règlement prévoit que « lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie ». Cette disposition, qui s’inspire du mécanisme français, présente néanmoins des particularités.

Contrairement au droit interne, le règlement européen n’exige pas que les juridictions saisies soient de même degré ou également compétentes. De plus, le critère temporel y est précisément défini : selon l’article 32, une juridiction est réputée saisie à la date à laquelle l’acte introductif d’instance est déposé auprès de la juridiction, à condition que le demandeur n’ait pas négligé de prendre les mesures requises pour que l’acte soit notifié au défendeur.

La Cour de Justice de l’Union Européenne a développé une jurisprudence substantielle sur l’interprétation de ces dispositions. Dans l’arrêt Gubisch c/ Palumbo (C-144/86) du 8 décembre 1987, elle a adopté une conception large de l’identité d’objet et de cause, favorisant ainsi l’application du mécanisme de litispendance. Cette approche a été confirmée et affinée dans de nombreuses décisions ultérieures, comme l’arrêt Weber c/ Weber (C-438/12) du 3 avril 2014.

Adaptations sectorielles de l’exception de litispendance

Certains domaines juridiques connaissent des applications spécifiques de l’exception de litispendance :

  • En droit de la famille, le Règlement Bruxelles II bis (n° 2201/2003) prévoit des règles particulières pour les litiges matrimoniaux et la responsabilité parentale
  • En droit des procédures collectives, le Règlement (UE) 2015/848 du 20 mai 2015 contient des dispositions spécifiques sur la coordination des procédures d’insolvabilité
  • En droit de l’arbitrage, la question de la litispendance entre une procédure arbitrale et une procédure judiciaire fait l’objet d’un traitement particulier
  • En droit administratif, les règles de litispendance obéissent à des logiques propres à cette branche du droit
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Le droit de l’arbitrage illustre particulièrement bien ces adaptations sectorielles. La Cour de cassation a développé une jurisprudence nuancée sur la question de la litispendance entre juridictions étatiques et tribunaux arbitraux. Dans un arrêt de principe du 17 juillet 2001 (n° 99-19.436), la première chambre civile a jugé que l’exception de litispendance n’était pas applicable dans les rapports entre juridiction arbitrale et juridiction étatique. Cette solution s’explique par la nature spécifique de l’arbitrage, fondé sur l’autonomie de la volonté des parties.

En droit de la consommation, les règles de litispendance s’articulent avec les dispositions protectrices du consommateur. Ainsi, la Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé, dans l’arrêt Friz GmbH c/ Carsten von der Heyden (C-215/08) du 15 avril 2010, les modalités d’application de la litispendance dans les litiges impliquant des consommateurs.

Les situations impliquant des États non membres de l’Union européenne soulèvent des questions particulières. En l’absence d’instrument international applicable, les règles françaises de droit international privé s’appliquent. La jurisprudence a progressivement élaboré un régime spécifique, reconnaissant notamment la possibilité d’une litispendance internationale même en dehors du cadre européen, sous certaines conditions.

L’évolution des technologies numériques et la multiplication des litiges transfrontaliers en matière de propriété intellectuelle ou de commerce électronique ont conduit à de nouvelles réflexions sur l’adaptation de l’exception de litispendance. Les tribunaux sont confrontés à des situations inédites, comme la litispendance entre des procédures engagées sur des plateformes de règlement en ligne des différends et des juridictions traditionnelles.

Face à cette complexité croissante, les praticiens du droit doivent développer une expertise particulière pour naviguer efficacement entre les différents régimes applicables et conseiller judicieusement leurs clients sur la stratégie procédurale à adopter dans un contexte international ou sectoriel spécifique.

Perspectives stratégiques et évolutions futures du mécanisme

L’exception de litispendance n’est pas qu’un simple outil procédural ; elle constitue un véritable levier stratégique dans l’arsenal des praticiens du droit. Son utilisation judicieuse peut significativement influencer l’issue d’un litige et la position des parties. Dans un contexte juridique en constante mutation, ce mécanisme connaît des évolutions notables qui méritent d’être analysées.

Du point de vue stratégique, l’exception de litispendance peut être mobilisée à diverses fins. Elle peut servir à privilégier une juridiction jugée plus favorable, à gagner du temps dans le déroulement d’une procédure, ou encore à contraindre l’adversaire à négocier. Les avocats expérimentés intègrent cette exception dans une réflexion globale sur la conduite du litige, en évaluant soigneusement ses avantages et inconvénients potentiels.

La pratique révèle parfois des utilisations détournées de l’exception, frôlant l’abus de droit. Certains plaideurs initiaient délibérément une première procédure dans le seul but de paralyser une seconde instance à venir. Face à ces dérives, la jurisprudence a développé des garde-fous. Dans un arrêt du 6 décembre 2018 (n° 17-24.344), la Cour de cassation a ainsi refusé d’accueillir une exception de litispendance en relevant le caractère artificiel de la première procédure engagée. Cette décision s’inscrit dans une tendance plus large de lutte contre les stratégies dilatoires ou abusives.

Transformations numériques et procédurales

Les évolutions technologiques impactent profondément le fonctionnement de la justice et, par voie de conséquence, le régime de l’exception de litispendance. La dématérialisation des procédures modifie les modalités de saisine des juridictions et, partant, la détermination de l’antériorité cruciale en matière de litispendance. Le développement des plateformes numériques de règlement des litiges soulève également des questions inédites sur l’articulation entre ces nouveaux modes de résolution des différends et les procédures judiciaires classiques.

Plusieurs réformes récentes ou en cours affectent directement ou indirectement le régime de l’exception de litispendance :

  • La loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a modifié certains aspects de la procédure civile
  • Le développement des modes alternatifs de règlement des conflits (MARC) transforme le paysage contentieux
  • L’harmonisation européenne des procédures civiles se poursuit, avec des conséquences sur les mécanismes de coordination juridictionnelle
  • Les réflexions sur la spécialisation des juridictions peuvent affecter les situations de litispendance

La doctrine juridique contemporaine s’interroge sur l’adéquation du régime actuel de la litispendance face à ces transformations. Certains auteurs plaident pour un assouplissement des conditions d’application, notamment concernant l’exigence d’identité parfaite des litiges, jugée parfois trop restrictive. D’autres proposent d’étendre les pouvoirs du juge dans l’appréciation de l’opportunité du dessaisissement, introduisant une dose de flexibilité dans un mécanisme aujourd’hui largement automatique.

Dans une perspective comparatiste, il est intéressant de noter que d’autres systèmes juridiques ont développé des approches différentes de la litispendance. La common law connaît ainsi la doctrine du « forum non conveniens » qui, sans être identique à la litispendance, permet également de coordonner les procédures parallèles selon une logique plus souple et pragmatique. Ces différentes approches pourraient inspirer des évolutions du droit français.

Sur le plan international, l’intensification des échanges et la multiplication des litiges transfrontaliers appellent à une réflexion renouvelée sur les mécanismes de coordination juridictionnelle. Les travaux de la Conférence de La Haye de droit international privé sur la compétence et les jugements étrangers témoignent de cette préoccupation croissante.

Face à ces évolutions, les praticiens du droit doivent faire preuve d’une vigilance accrue et d’une capacité d’adaptation constante. La maîtrise fine du régime de l’exception de litispendance, dans ses dimensions théoriques comme pratiques, demeure un atout précieux dans la conduite efficace des contentieux judiciaires.

En définitive, l’exception de litispendance, loin d’être une simple technicité procédurale, s’affirme comme un révélateur des tensions qui traversent le droit processuel contemporain : entre formalisme et pragmatisme, entre sécurité juridique et efficacité, entre souveraineté nationale et harmonisation internationale. Son évolution future reflètera inévitablement les choix fondamentaux opérés dans la conception et l’organisation de notre système judiciaire.